Entrer
en musique de film quand on est chanteur, c’est un peu bizarre. C’est renoncer
à tout ou presque : le contrôle et le trône au milieu… La place est déjà
prise. Brian Eno a une théorie intéressante (parmi beaucoup d’autres, il est
vrai…) sur le fait que la B.O. est une musique sans rien au centre - lequel est
pour l’image. Cela est de plus en plus vrai avec le recours au 5.1. et à des réverbérations
alpines. Sans compter la méfiance des réalisateurs vis-à-vis des mélodies qui justement
risquent de monopoliser ce centre, l’endroit névralgique où tout se joue :
sentiments, nœuds et dénouements. Du coup, la place de la musique est un enjeu
permanent entre deux extrêmes : le papier peint collé là par peur du vide
et le torrent qui emporte tout sur son passage.
Parfois,
on voit ou revoit un film qui sidère par l’acuité du positionnement de sa
bande-originale : c’est ce qui m’est arrivé en allant découvrir le nouveau
director’s cut de La Porte du paradis de Cimino. Je passe sur les étapes
techniques impressionnantes qui permettent de retrouver ce film tel qu’il a été
désiré par son réalisateur, il y a une trentaine d’années, avant les coupes
sans fin qu’imposa un studio ruiné par les exigences du réalisateur. Le film
est là, dans toute sa jeunesse avec les stigmates de l’époque de sa conception
(fumées, code chromatique tiré vers le bas pour les intérieurs…) et une force
majestueuse (l’incandescence d’Huppert, tour à tour taiseuse et
virevoltante… des nuages qui passent là
où il faut quand il faut, sans palette graphique, sans ordinateur… ) Et donc
cette musique qui abolit souvent la distinction diégétique (interprétée à l’écran) et
extra-diégétique.
Le
tournage a duré de longs mois pendant lesquels toute l’équipe du film vivait
loin de toute ville, en plein Montana, multipliant les fêtes et offrant toutes
les conditions d’une promiscuité débridée. Parmi toute cette équipe, musiciens
et comédiens ont vécu une osmose assez rare. Le rôle principal était confié à
Kris Kristofferson, Ronnie Hawkins est là également très loin à l’arrière-plan
et puis il y a des villageois musiciens interprétés par des accompagnateurs de
Kristofferson et deux anciens de la Rolling Thunder Revue de Dylan :
T.Bone Burnett et David Mansfield. Le premier est devenu depuis « Mr
Americana » à Hollywood, le deuxième, plus discret, a composé et/ou
arrangé la musique du film. C’est lui que l’on voit, tout gamin, jouer du
violon en patins à roulettes dans une scène de bal devenue culte.
La bande originale est un modèle
d’économie (ce qui en fait une exception
parmi la production pharaonique de ce film). Très peu de cordes, très
peu d’instruments conviés finalement : guitare acoustique, violon-fiddle,
mandoline, basse, guitare classique, mandocello… tous joués d’ailleurs par
Mansfield lui-même, anticipant de quelques années le boum de la BO de
compositeur-interprète (tendance lourde depuis avec Ry Cooder, Santaolalla,
Brion…) Essayez donc désormais de
convaincre un producteur de cinéma d’engager un orchestre, un copiste et un
chef… vous découvrirez très vite la barrière qui sépare films du milieu des
grosses productions.
Le plus
surprenant à la vision du film, du point de vue de la B.O., outre le naturel
des musiciens-comédiens, c’est donc la place de cette musique, toujours plus à
hauteur d’homme qu’en toile de fond grandiose. On entend beaucoup d’adaptations
d’airs connus (Battle Hymn of The Republic, une valse de Strauss…) mais toutes
arrangées de façon à la fois ample dans les liés et les déliés et resserrée en
proportions. Le niveau de la musique dans le mixage final étonne souvent :
dans une scène intimiste, elle peut s’immiscer assez fort, comme s’il
s’agissait d’une voix de plus et jouer le contrepoint émotionnel ou narratif, à
la façon d’un chœur antique traçant destinées et fins fatales. La modestie des
reverbs, enfin, est à l’opposé des tendances actuelles qui transforment
quelques arpèges de Santaolalla dans Brokeback Mountain en orchestre
perdu dans une cathédrale. C’est cette présence un peu sèche, presque à portée
de main, qui finit de donner à cette partition sa saveur si inhabituelle ces
temps-ci, comme si un groupe de bluegrass habité par les convictions et la
manière d’Aaron Copland était en permanence installé derrière la caméra et
attendait un signe du réalisateur pour rentrer dans le cadre.
Et quel
cadre ! Imaginez l’intrigue d’une chanson activiste de Woody Guthrie
(mettons Buffalo Skinners), mise en scène par David Lean, produite par Cecil B. de Mille et vous avez
une petite idée de l’entreprise folle de Cimino. Si on ajoute que certaines des
scènes intimistes entre Huppert et Kristofferson ou Walken évoquent le Pialat
de la même époque… Ah les délices
tardives de la réévaluation collective…