mercredi 10 avril 2013

à la porte



                Entrer en musique de film quand on est chanteur, c’est un peu bizarre. C’est renoncer à tout ou presque : le contrôle et le trône au milieu… La place est déjà prise. Brian Eno a une théorie intéressante (parmi beaucoup d’autres, il est vrai…) sur le fait que la B.O. est une musique sans rien au centre - lequel est pour l’image. Cela est de plus en plus vrai avec le recours au 5.1. et à des réverbérations alpines. Sans compter la méfiance des réalisateurs vis-à-vis des mélodies qui justement risquent de monopoliser ce centre, l’endroit névralgique où tout se joue : sentiments, nœuds et dénouements. Du coup, la place de la musique est un enjeu permanent entre deux extrêmes : le papier peint collé là par peur du vide et le torrent qui emporte tout sur son passage.
                Parfois, on voit ou revoit un film qui sidère par l’acuité du positionnement de sa bande-originale : c’est ce qui m’est arrivé en allant découvrir le nouveau director’s cut de La Porte du paradis de Cimino. Je passe sur les étapes techniques impressionnantes qui permettent de retrouver ce film tel qu’il a été désiré par son réalisateur, il y a une trentaine d’années, avant les coupes sans fin qu’imposa un studio ruiné par les exigences du réalisateur. Le film est là, dans toute sa jeunesse avec les stigmates de l’époque de sa conception (fumées, code chromatique tiré vers le bas pour les intérieurs…) et une force majestueuse (l’incandescence d’Huppert, tour à tour taiseuse et virevoltante…  des nuages qui passent là où il faut quand il faut, sans palette graphique, sans ordinateur… ) Et donc cette musique qui abolit souvent la distinction diégétique (interprétée à l’écran) et extra-diégétique.
                Le tournage a duré de longs mois pendant lesquels toute l’équipe du film vivait loin de toute ville, en plein Montana, multipliant les fêtes et offrant toutes les conditions d’une promiscuité débridée. Parmi toute cette équipe, musiciens et comédiens ont vécu une osmose assez rare. Le rôle principal était confié à Kris Kristofferson, Ronnie Hawkins est là également très loin à l’arrière-plan et puis il y a des villageois musiciens interprétés par des accompagnateurs de Kristofferson et deux anciens de la Rolling Thunder Revue de Dylan : T.Bone Burnett et David Mansfield. Le premier est devenu depuis « Mr Americana » à Hollywood, le deuxième, plus discret, a composé et/ou arrangé la musique du film. C’est lui que l’on voit, tout gamin, jouer du violon en patins à roulettes dans une scène de bal devenue culte.
                La bande originale est un modèle d’économie (ce qui en fait une exception  parmi la production pharaonique de ce film). Très peu de cordes, très peu d’instruments conviés finalement : guitare acoustique, violon-fiddle, mandoline, basse, guitare classique, mandocello… tous joués d’ailleurs par Mansfield lui-même, anticipant de quelques années le boum de la BO de compositeur-interprète (tendance lourde depuis avec Ry Cooder, Santaolalla, Brion…) Essayez donc  désormais de convaincre un producteur de cinéma d’engager un orchestre, un copiste et un chef… vous découvrirez très vite la barrière qui sépare films du milieu des grosses productions.
                Le plus surprenant à la vision du film, du point de vue de la B.O., outre le naturel des musiciens-comédiens, c’est donc la place de cette musique, toujours plus à hauteur d’homme qu’en toile de fond grandiose. On entend beaucoup d’adaptations d’airs connus (Battle Hymn of The Republic, une valse de Strauss…) mais toutes arrangées de façon à la fois ample dans les liés et les déliés et resserrée en proportions. Le niveau de la musique dans le mixage final étonne souvent : dans une scène intimiste, elle peut s’immiscer assez fort, comme s’il s’agissait d’une voix de plus et jouer le contrepoint émotionnel ou narratif, à la façon d’un chœur antique traçant destinées et fins fatales. La modestie des reverbs, enfin, est à l’opposé des tendances actuelles qui transforment quelques arpèges de Santaolalla dans Brokeback Mountain en orchestre perdu dans une cathédrale. C’est cette présence un peu sèche, presque à portée de main, qui finit de donner à cette partition sa saveur si inhabituelle ces temps-ci, comme si un groupe de bluegrass habité par les convictions et la manière d’Aaron Copland était en permanence installé derrière la caméra et attendait un signe du réalisateur pour rentrer dans le cadre.
                Et quel cadre ! Imaginez l’intrigue d’une chanson activiste de Woody Guthrie (mettons Buffalo Skinners), mise en scène par David Lean,  produite par Cecil B. de Mille et vous avez une petite idée de l’entreprise folle de Cimino. Si on ajoute que certaines des scènes intimistes entre Huppert et Kristofferson ou Walken évoquent le Pialat de la même époque…  Ah les délices tardives de la réévaluation collective…