mardi 16 décembre 2014

Time and time again... Interview de Robert Quine


        C'est en rangeant mon studio que je suis tombé là-dessus : une interview de Robert Quine enregistrée le 16 mars 1990, à l'occasion d'un concert de BAD et Lloyd Cole au Zénith de Paris. Quine accompagnait Cole, avec qui il venait d'enregistrer l'album X . J'aimais bien le disque, mais j'étais surtout venu interviewer le guitariste de Richard Hell et Tom Waits - deux de mes idoles à l'époque. Je travaillais pour un journal de gratteux qui, évidemment, avait refusé le papier sans même me laisser l'écrire, parce que jugé trop élitiste. J'avais retranscrit l'entretien assez vite. J'ai perdu la cassette depuis. Quatre ou cinq ans plus tard, j'avais croisé Marc Ribot à New York (lequel venait de jouer sur mon deuxième album). On avait évoqué la possibilité d'un projet avec Robert Quine. D'après Ribot, celui-ci voyageait peu et préférait avoir sa femme à ses côtés, condition sine qua non d'une collaboration heureuse. De fait, son épouse est morte en aout 2003 et il s'est suicidé par overdose le 31 mai 2004. Depuis cet entretien, je n'ai cessé de traquer ses enregistrements, avec Ikue Mori, Andre Williams et bien d'autres, mais en 1990, déjà, je connaissais plutôt bien son travail et je lui avais demandé de réagir à l'énumération de quelques unes de ses collaborations.


"Blue Mask". Lou Reed.

Je viens de le trouver en CD. J'ai joué sur beaucoup de disques, mais c'est un de ceux dont je suis le plus fier. Le malheur, c'est que même si j'ai joué pendant quatre ans avec Lou Reed, ça n'a jamais été aussi bien que pendant la première semaine. Il faut prêter l'oreille pour m'entendre. Je trouve qu'on était meilleurs sur le live. Il y a deux bonnes versions : Sister Ray et Heroin. On n'avait jamais répété Heroin et Lou ne l'avait pas jouée depuis dix ans. On n'a pas pu garder grand-chose de ce concert précis, hélas, parce que des types essayaient de rentrer en douce par l'arrière du Cirque Maxime… La police leur a balancé des lacrymos et ça devenait impossible de voir ce qu'on jouait. Tout le monde jouait faux.
On s'est engueulés avant "New Sensations". Il a fait toutes les guitares tout seul. Il m'a rappelé six mois après pour une tournée, mais le groupe était moins bon, il y avait un clavier et ça foutait tout en l'air.

Blind Love. fr "Rain Dogs". Tom Waits.

Il se préparait à faire un disque. Il se baladait à droite, à gauche et demandait avec qui il pouvait jouer. C'est un ami qui lui a parlé de moi… Je n'ai pas rencontré Keith Richards. J'ai enregistré ma partie de mon côté. J'ai toujours admiré Keith Richards, c'était chouette d'être avec lui sur un disque. J'ai joué sur pas mal d'autres morceaux. Je ne sais pas ce qu'il a gardé. Je suis crédité sur Downtown Train, mais ce n'est pas facile de m'entendre. Je devais renforcer la rythmique mais la chanson ralentissait et accélérait tout le temps. En fait quand j'ai écouté le morceau, j'ai eu du mal à me reconnaître… Avec Tom, on a un peu le même sens de l'humour. J'ai bien aimé travailler avec lui. Je préfère les morceaux sur lesquels j'ai joué. J'aime un peu moins ses trucs carnavalesques, auxquels on aurait pourtant tendance à m'associer… Je connais très bien Marc Ribot qui joue sur ce disque, on a bossé ensemble avec John Zorn.

Avec le delay, vous semblez vous jouer du placement, pourtant Keith Richards paraît encore plus décalé que vous.
Il fait un truc country plus aigu. J'ai fait pas mal de glissandi. J'ai joué le solo, mais, bon, quand je peux trouver un accord ouvert qui marche sur la chanson, j'aime autant me tenir à ça.
J'aime beaucoup le delay, j'ai appris à le maîtriser. Ceci dit, ça peut être problématique sur scène et Lou Reed avait fini par me le retirer sur scène, parce que j'envoyais plus de signal retardé que de son d'origine. Je suis passé à un gros chorus Morley, c'est ce qu'on entend sur "Blue Mask". Les gens pensaient que c'était un vibrato manuel.

Time
. fr "Destiny Street". Richard Hell and The Voidoids.

C'est ma préférée parmi toutes ses chansons. Je l'ai d'abord trouvée affreuse, ça me faisait penser à une parodie de country, un truc à la Roy Clark, ou à la Buck Owens… Et finalement, avec les paroles, les parties qu'on a trouvées… Je crois que ma version préférée est celle de l'album. Beaucoup de gens aiment les morceaux comme "Another World", mais je pense qu'on aurait gagné à utiliser un accordeur à l'époque… Pas mal de ces enregistrements étaient des démos, ils n'auraient pas dû sortir. Richard a passé son temps à sortir des cassettes, des démos, des live…  Plus on tournait, plus le groupe changeait… On a ouvert pour The Clash et Costello. Avant  The clash, il y avait tous ces crachats… Ce n'était plus de mon âge. Je me lasse assez vite. Mais Richard m'a donné ma chance. Je luis serai toujours reconnaissant. J'étais à deux doigts de tout laisser tomber, je voulais devenir avocat… J'avais un look straight, je jouais des choses bizarres, mais c'est moi qu'il a choisi. Il me faisait refaire des trucs à l'infini.

Est-ce que Lloyd Cole est aussi exigeant ?
Oh, lui, a fait des montages de plusieurs prises. Les songwriters essayent toujours de tirer le meilleur de vous. Lou Reed était différent, il avait entendu que j'avais grandi en écoutant le Velvet Underground Des fois, il trouvait mes accords bizarres, mais je lui disais que c'était voulu et il me laissait faire. LLoyd Cole sait très bien ce qu'il veut.



I'll keep It With Mine. fr "Strange Weather". Marianne Faithfull.
Là, vous faites du Robert Quine à la puissance 10.

J'aime bien ce morceau. On n'avait pas répété non plus. J'étais avec Bill Frisell, un très bon ami à moi. Je ne savais pas trop quoi faire, j'ai jonglé avec le capodastre jusqu'à ce que ça donne quelque chose d'intéressant.  J'ai réussi à rendre la chanson plus triste qu'elle ne l'était déjà. On avait enregistré beaucoup de morceaux qui sont restés inédits : des trucs à la Slim Harpo, mais elle se voyait plus en Billie Holliday… Bon… on peut passer à autre chose…

Let It Blurt. Lester Bangs.
Ah, celui-là vaut une fortune maintenant. La mort fait toujours grimper les enchères. C'était plutôt marrant. J'aimais bien ce qu'il écrivait. Il était le seul dans Rolling Stone à parler du Velvet Underground. On avait la même compréhension de la musique.

"Escape". Jody Harris & Robert Quine.
On a répété pendant une semaine des trucs à la Bonnie Moronie. C'était à l'époque de l'enregistrement de Blank Generation, pendant l'été 77. On a joué trois soirs au CBGB's. Le premier soir, il y avait foule. Il n'y avait plus qu'une dizaine de personnes pour le dernier concert. On jouait fort, très fort. On était très influencés par Miles Davis. Avec Jody, on écoutait beaucoup de disques comme "On The Corner"… Je crois que c'est moi qui ai branché Lester Bangs là-dessus. Live, c'était vraiment cool : moitié Stooges, moitié Miles. Je venais d'acheter un flanger et j'en mettais partout. Des accords de cinglé sur un énorme Marshall. Je regardais les oreilles des spectateurs saigner.

Avant Richard Hell ?
Je jouais depuis 1958. Ma première expérience de groupe remonte à 1961. Je pensais que c'était un hobby, que je devais trouver un truc plus sérieux à faire, que j'allais me lasser du rock'n'roll et, en fait, non. D'abord, j'étais branché sur des gens comme Link Wray, ce genre de guitare plutôt sale. Vers le milieu des années 60, je me suis tourné vers les Byrds. 8Miles High… J'étais à Saint-Louis à l'époque.

Vous chantiez ?
Pas beaucoup. Je préférais boire. Je n'ai jamais trop aimé chanter. J'ai fait des choeurs sur Blank Generation. Du coup, quand on a ouvert pour The Clash, je me suis retrouvé à avaler les crachats des premiers rangs… L'année suivante, avant Costello, j'ai laissé cet honneur au nouveau bassiste, mais les crachats étaient passés de mode...

Le jazz ?

Vers 1963-1965. Albert Ayler, Coltrane… Le premier lien entre les deux mondes, ça  a été le solo de 8 Miles High - ce moment où Mc Guinn s'extrait totalement de la tonalité. La première fois que j'ai entendu I Heard Call My Name du Velvet Undergound, j'ai trouvé ça affreux et puis j'y ai trouvé un sens. C'est en jouant 8 Miles High, un soir, que j'ai ressenti ce truc un peu cosmique. Je n'errais plus au hasard sur le manche, d'un seul coup je contrôlais et toutes ces années de boulot et de galère finissaient par payer. Je pense que ça m'arrive encore mais je me suis habitué. J'ai beaucoup de respect pour les chansons sur lesquelles je joue, surtout les plus anciennes qui ont fait leurs preuves,mais en concert, je finis toujours par triturer les accords. Je rajoute des notes. En fait, ça me vient de BIll Evans, même si ça peur sembler osé de revendiquer son influence. J'ai passé trois ans à Berklee à étudier l'harmonie et j'ai tout plaqué quand j'ai entendu Bill Evans. Peut-être que j'aurais dû continuer… Pour trouver son style, il faut accepter de patauger à certains moments. Ce n'est pas grave de copier quelqu'un. On finit toujours par développer son propre style même si on est persuadé de copier.

Et vous ? Qui vous copie ?
(gêné). Parfois j'entends des choses… Il m'arrive d'être surpris. The Edge a parlé de moi dans le New York Times. Je ne connais pas trop ce qu'il fait… Un ami commun m'a dit aussi que le type de REM… Ce sont plutôt des gens qui ont du succès… J'ai rencontré James Burton à New-York, je lui ai même serré la main (d'un seul coup plus excité qu'à l'idée de traquer ses épigones). Des guitaristes comme Burton ou Charlie Christian, sont des géants, inégalables.. Ils sont nés avec une guitare à la main.

mercredi 22 janvier 2014

Timbre italien


    Un disque culte à situer entre Talk Talk, Le Penguin Cafe Orchestra, Satie et John Fahey.
    Son auteur, Luciano Cilio, est né à Naples. C’était un compositeur autodidacte, multi-instrumentiste de haut vol (sitar, piano, guitare et mandole) ; il a enregistré un seul disque, en 1977, et s'est suicidé en 1983. La comparaison la plus éclairante reste celle avec Mark Hollis ; c'est que l'un venant de la new wave à succès, et l'autre de l'avant garde italienne matinée de folk et de musiques du monde (il a accompagné Shawn Philips), ils ont fini tous deux à quinze ans de distance par hanter le même endroit à la beauté désolée mais pleine, là où règne ce que Schoenberg appelait "la mélodie des timbres".
    Sur ce  Dell'Universo Assente  (de son vrai nom, plus juste, Dialoghi Del Presente), Cilio joue guitare, mandole, flûte et basse. Il est rejoint par quelques rares instrumentistes acoustiques, aussi discrets qu'élégants. À l'origine, l'album était composé de quatre tableaux et un interlude. Les rééditions successives y ont ajouté de rares bonus mais l'essentiel était déjà dans ce disque original.
    Pour vous donner une idée de la manière si personnelle de cet étudiant en architecture devenu musicien, voici le deuxième tableau : Secondo Quadro "Della Conoscenza". Une flûte se fraye un chemin à travers le silence, rejointe par des percussions qui évoquent une batterie de cuisine. Avec une précision incroyable, Cilio attrape les non-notes entre les notes, les hésitations harmoniques entre la musique et le bruit, ce moment où l'harmonie s’efface et met le timbre en pleine lumière. Puis arrivent bois et cordes (en formation légère, vous imaginez bien...) qui étirent les motifs dessinés par la flûte. La collection de casseroles se fait plus apaisée, plus discrète, avant de céder la place à un tabla aérien, comme un froissement d'ailes. Au loin, un dernier couvercle de casserole insiste encore. Cordes et bois s'arrêtent presque net, sans effet de disparition téléphoné, la flûte ne s'attarde pas. Le tabla finit presque seul, entre un tom basse et une petite cymbale, puis le silence reprend ses droits.
    Cilio a donné une définition de son art : "Réinvestir le son, le retenir, le retenir encore... et le laisser s'en aller", soit le contraire de l'éjaculation précoce - laquelle n'est pas sans mérite musical, je n'opposerai pas en vain les Buzzcocks à ce tantrisme, le véritable ennemi restant le missionnaire du samedi soir, après Ruquier, et sa version "musiquée" disponible en tête de gondole. Tout de même, le timbre a ceci de spécifique qu'il a besoin de temps pour  s'installer, c'est physique. C'est ce qui l'exclut du rythme publicitaire, on peut vendre un collant avec quelques notes de Lalo Schiffrin, mais le temps qu'un timbre s'installe et s'épanouisse, le chaland est déjà parti ailleurs. On dit du timbre qu'il a une portion d'attaque, chez Cilio ce sont plutôt de véritables plateaux, contre toutes les lois de l'acoustique. C'est la naissance du son qui l'intéresse, beaucoup plus que sa fin, et d'ailleurs il use souvent de la coupure rapide. Son utilisation du fader n'a absolument rien de naturaliste, ce qui ne manque pas de surprendre sur un disque aussi acoustique.
    C'est le propre des grands disques uniques, comme celui-ci, de transcender toutes les limites de genre : instrumental mais avec des voix, minimaliste pour un maximum de musicalité, acoustique et réédité par un label d'électro... Rare (rarissime même) et bouleversant.