mercredi 22 janvier 2014

Timbre italien


    Un disque culte à situer entre Talk Talk, Le Penguin Cafe Orchestra, Satie et John Fahey.
    Son auteur, Luciano Cilio, est né à Naples. C’était un compositeur autodidacte, multi-instrumentiste de haut vol (sitar, piano, guitare et mandole) ; il a enregistré un seul disque, en 1977, et s'est suicidé en 1983. La comparaison la plus éclairante reste celle avec Mark Hollis ; c'est que l'un venant de la new wave à succès, et l'autre de l'avant garde italienne matinée de folk et de musiques du monde (il a accompagné Shawn Philips), ils ont fini tous deux à quinze ans de distance par hanter le même endroit à la beauté désolée mais pleine, là où règne ce que Schoenberg appelait "la mélodie des timbres".
    Sur ce  Dell'Universo Assente  (de son vrai nom, plus juste, Dialoghi Del Presente), Cilio joue guitare, mandole, flûte et basse. Il est rejoint par quelques rares instrumentistes acoustiques, aussi discrets qu'élégants. À l'origine, l'album était composé de quatre tableaux et un interlude. Les rééditions successives y ont ajouté de rares bonus mais l'essentiel était déjà dans ce disque original.
    Pour vous donner une idée de la manière si personnelle de cet étudiant en architecture devenu musicien, voici le deuxième tableau : Secondo Quadro "Della Conoscenza". Une flûte se fraye un chemin à travers le silence, rejointe par des percussions qui évoquent une batterie de cuisine. Avec une précision incroyable, Cilio attrape les non-notes entre les notes, les hésitations harmoniques entre la musique et le bruit, ce moment où l'harmonie s’efface et met le timbre en pleine lumière. Puis arrivent bois et cordes (en formation légère, vous imaginez bien...) qui étirent les motifs dessinés par la flûte. La collection de casseroles se fait plus apaisée, plus discrète, avant de céder la place à un tabla aérien, comme un froissement d'ailes. Au loin, un dernier couvercle de casserole insiste encore. Cordes et bois s'arrêtent presque net, sans effet de disparition téléphoné, la flûte ne s'attarde pas. Le tabla finit presque seul, entre un tom basse et une petite cymbale, puis le silence reprend ses droits.
    Cilio a donné une définition de son art : "Réinvestir le son, le retenir, le retenir encore... et le laisser s'en aller", soit le contraire de l'éjaculation précoce - laquelle n'est pas sans mérite musical, je n'opposerai pas en vain les Buzzcocks à ce tantrisme, le véritable ennemi restant le missionnaire du samedi soir, après Ruquier, et sa version "musiquée" disponible en tête de gondole. Tout de même, le timbre a ceci de spécifique qu'il a besoin de temps pour  s'installer, c'est physique. C'est ce qui l'exclut du rythme publicitaire, on peut vendre un collant avec quelques notes de Lalo Schiffrin, mais le temps qu'un timbre s'installe et s'épanouisse, le chaland est déjà parti ailleurs. On dit du timbre qu'il a une portion d'attaque, chez Cilio ce sont plutôt de véritables plateaux, contre toutes les lois de l'acoustique. C'est la naissance du son qui l'intéresse, beaucoup plus que sa fin, et d'ailleurs il use souvent de la coupure rapide. Son utilisation du fader n'a absolument rien de naturaliste, ce qui ne manque pas de surprendre sur un disque aussi acoustique.
    C'est le propre des grands disques uniques, comme celui-ci, de transcender toutes les limites de genre : instrumental mais avec des voix, minimaliste pour un maximum de musicalité, acoustique et réédité par un label d'électro... Rare (rarissime même) et bouleversant.