samedi 21 février 2015

Tous à la cave !

    Alors, ces "Basement Tapes", de quoi est-ce le disque ?  de quelle nécessité? Parce que tout de même… Des dizaines d'éditions pirates, la sortie légale et augmentée de 1975, deux livres (Greil Marcus et Sid Griffin), et finalement ces 6 CDs avec 150 morceaux ! C’est un cas d’école. Une arlésienne paradoxale, fauchée et rémunératrice. Difficile de parler de nécessité, et c’est sans doute ce qui fait le charme de l’objet. Sur leur berceau, je vois deux fées rassemblées là sans s’être trop croisées auparavant : les produits relaxants venus d’Afrique du Nord et ce que Bourdieu appelait le "champ de production restreinte".
    Sur le produit de l’agriculture marocaine, pas besoin de s'étendre (si j'ose dire parce que le produit s'accommode fort bien de l'horizontalité). Tout ou presque dans les "Basement Tapes" : la langueur des tempos, les rires en éclats et les plaisanteries idiotes (See You Later Allen Ginsberg…) semble prévenir contre les risques artistiques de ce produit ralentissant - ou en dire les charmes. C’est affaire de goût (Blowin'in The Wind en 16 tours ? c'est bon, il y est).
    Plus sérieusement, Bourdieu distinguait dans le secteur culturel, la "production restreinte" destinée aux pairs, de la "grande production", destinée-elle, on s'en doute, au grand public. Donc à la "grande production" : les apprêts de la musique de variété, les producteurs, les gros studios, les requins, les choristes et les moyens commerciaux de la grande distribution. Et à la production restreinte : le lo-fi (délicieux anachronisme ici), le téléphone arabe et le commerce sous le manteau.
    Or, ce concept de « production restreinte », pourrait bien avoir été le crédo de Dylan à l’époque : une glissade à moto transformée en accident grave, et le voilà installé à la campagne en pater familias – finies les tournées incessantes et les passages en studio calés dans les trous. Donc, en enregistrant sans pression des classiques ou des blagues, il se fait plaisir et révèle aux Hawks les trésors du folk – une musique à laquelle ce groupe binaire est plutôt rétif. En avant pour Ian & Sylvia, Ewan McColl, Pete Seeger et consorts… Le juke-box humain s’emballe, se grise de sa propre gourmandise, et bientôt c’est toute l’Amérique qui défile : doo wop, rockabilly, music-hall, country’n’western, soul… Première cible de cette production restreinte, donc, les producteurs eux-mêmes, un sourire béat-béta aux lèvres.
    Très vite, le manager Albert Grossman aurait sifflé la fin de la récréation et demandé des originaux pour faire tourner la planche à billets. Deuxième cercle donc : des interprètes en quête d’un nouveau souffle, comme les Byrds, Manfred Mann ou Peter, Paul & Mary qui vont profiter de l’absence du prophète, délivrer la bonne parole à sa place, en obtenant le succès avec ces inédits : You Ain’t Going Nowhere, The Mighty Quinn, Too Much Of Nothing… quasi du rendement immédiat.
    Troisième cercle, à peine plus étendu : l’aristocratie pop londonienne qui a eu vent de ces enregistrements rustiques grâce aux prosélytes George Harrison et Eric Clapton, et qui cherche moins des morceaux à reprendre qu’une échappatoire au psychédélisme mourant. Cette esthétique « roots » va influencer la scène britannique, à la jonction des décennies 60 et 70 : les séances de l’avorté "Get Back" et de "Beggars Banquet", et plus géographiquement parlant, le retrait à la campagne de Traffic, Led Zeppelin… Ce qui reste du Swingin’London - une scène de rats des villes - se met au vert.
    Derniers bénéficiaires, enfin, de cet artisanat spontané, imprévus ceux-là voire indésirables, mais rapidement innombrables : les bootleggers et leurs clients. De copie en copie, les enregistrements sont de plus sourds, étouffés, mais cela semble ajouter au plaisir de la transgression et ces pirates inondent le monde libre - lequel habitué à découvrir un nouveau Dylan tous les neuf mois, commence à perdre patience et fait un triomphe à ces disques illégaux.
    Finalement, malgré la popularité réelle de ces enregistrements frustes, on reste bel et bien dans le « champ de la production restreinte » et cela sied bien au Dylan d’alors qui méprise les sirènes du commerce et de la pop culture. Son retour évènementiel à la scène a lieu en 1969, sur l’Ile de Wight. Tout le bon peuple hippie attend le pape de la contre-culture. Et Dylan offre à toute cette foule le spectacle d’un chanteur country habillé comme Hank Williams, coiffé court et chantant comme Slim Whitman ! Clapton, que l’on connaitra moins lucide, déclare alors : « il faut être musicien pour comprendre sa démarche » ! Roll over pierre Bourdieu !


    Quelques années plus tard, les Hawks devenus The Band sont un peu coincés : leurs albums mythiques sont derrière eux, ils viennent de réendosser leurs habits d’accompagnateurs de Dylan pour une tournée massive et l’enregistrement de"Planet Waves" . Ils ont déjà eu recours au stratagème de l’album de reprises pour tromper la panne d’inspiration, mais l’installation à Los Angeles coûte cher : villas de nababs, mariages en lambeaux, montagnes de Coke, flots de cognac… Ils sont très contrariés par le succès clandestin des "Basement Tapes" et s’attellent donc à la production d’une version officielle. En 1975, sort un double vinyle d’extraits des enregistrements de 1967, tous signés par Dylan et/ou des membres du Band. Goujats, ceux du Groupe y ont ajouté quelques arrangements et morceaux à eux sans grand rapport avec la choucroute – pas mauvais, non, ni aussi aseptisés que leurs efforts à venir, mais étrangement désincarnés. Preuve qu’ils n’avaient rien compris à l’originalité du matériau de départ. L’entreprise a fonctionné pourtant, et pour toute une génération ce disque est légitime, débraillé et velu comme un manifestant du Larzac ou un pionnier du pub rock. La « production restreinte » s’est muée en « grande production » comme d’un coup de baguette magique. Et, accessoirement, la contre-culture a définitivement basculé dans la culture de masse.
    Quelques autres extraits ont surgi depuis les années 90 au fil de la publication officielle des archives dylaniennes, mais c’est l’automne dernier, donc, qu’arrive enfin la véritable intégrale souterraine, plus exhaustive que le plus pointu des coffrets pirates et surtout avec un son inattendu. On n’imaginait pas que ces enregistrements spartiates, aux emplacements de micros aléatoires, réalisés dans un sous-sol en béton, pussent sonner aussi bien, tant nos oreilles ont été déformées par des copies de énième génération. Nettoyage et mastering  permettent d’entendre des nuances insoupçonnées. Jusqu’ici, ce qu’on en retenait c’était certes leur liberté mais aussi une certaine uniformité : enregistrements du matin dans les volutes résineuses, tendance au mid-tempo volontiers bringuebalant, aucun recours aux figures de style (country sans pedal steel, folk celtique sans flute…). Et là, dans ce son retrouvé, on entend ce que l’on connaît du (meilleur) Band : les croisements de claviers, les harmonies vocales entremêlées, les appels et les réponses qui tiennent de la télépathie… Cerise géante sur une pièce montée grosse comme le Ritz.
    Ce qu’on entend démarre, chaque matin, au moment où Dylan descend de l’étage avec quelques vers tapés sur une machine à écrire. Il arrive avec un ou deux couplets, improvise un refrain… Tout le monde tourne autour du rythme, se joue des clichés et finit par trouver un groove sur le fil. Un petit rockounet blues  comme Apple Suckling Tree qui a tout d’une parodie, ou d’un décalque un peu vain, finit par décoller, portée par la nécessité du swing et le plaisir de jouer. C’est tout à la fois : de la musicologie rigolarde, de la parodie respectueuse, de l’improvisation balisée. Les "Basement Tapes", c’est la foire à l’oxymore à une époque où toute ambivalence était interdite. Be there or be square. Tu parles…

Underneath this apple sucking tree
There’s gonna be you and me


    Ça sonne forcément fainéant et banal, de la part du type qui a déplacé les marges avec Desolation Row et Like a Rolling Stone… Toutes ces I’m Guilty Of Lovin’You, All You Have To Do Is Dream… « compos originales », sont les petites sœurs d’une sirupeuse et délectable reprise comme Baby, Ain’t That Fine, un duo ringard de Gene Pitney et Melba Montgomery, sorti un an avant et probablement bien placée dans les juke-boxes de routiers. Be square indeed !!!
    Il y a aussi les incontournables : d’un côté, les This Wheel's On Fire, I Shall Be Released et autres Tears Of Rage, aux tonalités bibliques, aux nuances gospel totalement dépourvues d’ironie, contemporaines du Dylan de "John Wesley Harding", roide comme de la bure ; de l’autre, les You Ain’t Going Nowhere, Going To Acapulco… à peine moins sévères mais plus aériennes, du country rock pas loin du cosmique, en quasi apesanteur et riches en doubles sens.
    Et puis il y a les inclassables… le punk Under Control. Personne ne joue plus comme ça à l’époque, pas même Jerry Lee, d’ailleurs plutôt recentré country. Il faudra attendre 1984, chez Letterman avec les Plugz pour entendre telle brouillonnerie furieuse… Une chanson qu'on croirait écrite pour l'adaptation du "The Road" de Mc Carthy, Wild Wolf, avec un Danko qui visiblement n'a pas pris la même chose que les autres, ou alors à l'excès. Jamais entendu une ligne de basse pareille… Troublant, mais encore à dix mille coudées de la bizarrerie époustouflante de I’m Not There : une prise, pas de vrai refrain, un chant méconnaissable, entre morgue adolescente et dernier souffle. Comme si chaque nouvel accord était inédit, né ce jour là et mort de suite. Des images décousues et incandescentes qui font tant défaut dans "Tarentula", et ce thème du « je n’y suis déjà plus » qui reviendra dans Going Going Gone, sur "Planet Waves". Et là, ce sera un autre rimbaldien qui s’y collera, Richard Hell, en 1982 sur "Destiny Street". Pas fan de Dylan, Hell, soit-disant, mais adepte de la disparition, ça oui.
     Pas de nécessité, donc, à contrario de tant de bouses imposées par les calendriers des maisons de disques ou des tourneurs. Pas de volonté d’épater, de révolutionner ni de tirer la bourre aux quêteurs d’absolu de l’époque. Les "Basement Tapes", c’est "Self Portrait", en portrait de groupe, sans le cynisme (« ah vous m’aimez ?! Allez, prenez-ça dans la tronche ! »). Ce sont des humanités sans sonnerie, sans cours, avec des récréations seulement. C’est sans lendemain. Et ça fait du bien.


 



   



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